Avril 1916

Le samedi 1er avril 1916.

 

Branle-bas à 5 h 1 5. Changement de grands sacs, inspection du commandant en chef à 9 h 3 0. Personne exempt à l'atelier. A l'inspection le commandant me donne une faveur pour ma tenue. Je suis de quart aux treuils aujourd'hui puisque tribord double de quart. Les subsistants du "Descartes" viennent toujours manger à bord. Pour nous, bœuf rôti, nouilles au jus, bananes et jus. Permissionnaires 4ème division de 14 h à 18 h en casque. Quand les permissionnaires partent après 16 h, la tenue est toujours en blanc, mais avec le bonnet et coiffe. Équipe de football à terre. Je vais à terre avec l'équipe aujourd'hui, je me fais remplacer par un autre ouvrier puisque je suis de quart. Je ne sais pas si les douches sont disparues mais vendredi, samedi se passent sans les voir. Ce midi je suis un peu gourmand, je me paie la fantaisie de goûter tous les fruits, abricots, ananas, bananes, oranges, aussi la canne à sucre; ça fait un drôle de mélange mais il faut bien contenter mon caprice. Je mange à terre car la nourriture du bord est fatigante. Je suis un peu fatigué, les deux équipes, première et deuxième jouent l'une et l'autre sur la Savane. La partie commence à 15 h 30. Avant cette heure je vais prendre un bain à la place devant Fort de France, avec deux copains. L'eau est presque chaude. Il fait bon se baigner. Il y a beaucoup de curieux coquillages, je n'ai pas le temps d'en ramasser aujourd'hui mais la prochaine fois je ne manquerais pas. A bord à 18 h avec les permissionnaires. Je me couche tard, je suis pourtant fatigué mais je suis de quart.

 

Le dimanche 2 avril 1916.

Branle-bas à 5 h 15 et 6 h 30 au travail, poste de lavage. A 8 h 30 bas l'ouvrage pour le service machine. Volontaires pour la messe dans la matinée comme dimanche dernier et les précédents. Permissionnaires 3ème division de 8 h à 11 h, 1ère division de 14 h à 18 h. Je vais à terre cet après-midi. Un ordre est affiché, prévenant le commandant de faire savoir à son équipage la façon de se faire adresser toute correspondance. Au lieu d'écrire par paris étranger (bureau naval Marseille). Un charbonnier est en grande rade, il a dû arriver hier au soir. Je m'offre une petite balade en montagne. Je me fais d'abord photographier puis je me dirige du coté de la rivière madame. Je la suis pendant un moment puis je franchis un pont qui livre passage pour aller à l'hôpital civil. Je vais jusqu'aux bâtiments, je traverse les jardins prends un petit sentier et je suis en montagne. L'hôpital est situé très haut. Je fais mon ascension au tiers de la montagne. A l'endroit ou je m'arrête il y a une belle vue. Il faut redescendre car il est déjà 15 h 45. Dans cette montagne, il y a des arbres de toutes sortes. Je n'en connais pas le nom. Je rencontre aussi beaucoup d'oiseaux que je n'avais pas remarqués jusqu'ici. Je dîne à terre ce soir. L'appétit ne me manque pas; c'est compréhensible, après une pareille balade. A bord à 18 h. Il y a quelques permissionnaires qui ont voulu jouer avec le rhum mais maintenant ils ne se portent que très mal. Vers 20 h la pluie dégringole pendant une demi-heure, dans la journée sauf dès le matin il n'y a rien eu.

Le lundi 3 avril 1916.

Branle-bas à 5 h 15. Lavage de linge et des grands sacs, briquage de bancs et tables jusqu'à 7 h 45. Hier au soir il y a eu un courrier de France, c'est le paquebot "Puerto Rico" qui est parti de Bordeaux le 20 mars. Le "Puerto Rico" est de la C. G. T. Il entre dans la darse ce matin pour charbonner. Au lavage du linge je me suis mis à jour un peu. A h exercice de scaphandre. Je plonge ce matin pour la visite de l'arbre et l'hélice tribord. Mon habit fait beaucoup d'eau, je suis obligé de remonter au bout d'une heure de plongée. Un autre élève plonge de la côte, à 3 mts de profondeur puis il s'écarte et descend à 5 mts. Les subsistants du "Descartes" viennent manger à bord, nous ragoût de bœuf haricots rouges, bananes et jus. L'exercice de scaphandre recommence à 15 h. Je plonge pour visiter les crépines de refoulement des condenseurs. La plonge se fait avec l'habit neuf. A un moment je lâche le faux bras qui traverse le navire pour la visite de ces crépines et n'ayant plus rien pour me retenir je tombe au fond. Le fond est vaseux, je m'enfonce jusqu'aux genoux, je n'y vois plus rien, l'eau est trouble et la vase s'étend autour de moi comme un nuage, je suis à 12 mts. Je me fais remonter puis retourne voir la crépine mais sans succès car il fait trop sombre. Je suis remonté à 16 h 50. Le "Puerto Rico" et les "Antilles" partent tous deux des quais de la compagnie. Le charbonnier norvégien "Tabor" de Tonsberg rentre dans la darse pour décharger son embarquement. C'est ce charbonnier qui était en rade il y a quelques jours. Nous avons du rata de bœuf aux pommes de terre, riz au four. Je me couche de bonne heure car je suis fatigué ce soir. permissionnaires 2ème division de 16 h à 20 h.

Le mardi 4 avril 1916.

Branle-bas à 5 h 15, à 6 h 15 poste de lavage. Rien de nouveau dans la matinée. A 6 h, mécaniciens et chauffeurs aux douches. Nous avons bœuf rôti, riz au gras, bananes et jus. Hier midi il y a eu inspection des plats. A 12 h 30 on allume les feux. Les doudous qui sont à bord sont aussitôt dévalisées par les acheteurs. Moi le premier je fais ma provision de citrons et fruits divers. L'appareillage est affiché pour 16 h 30. Les doudous partent et reviennent à bord. Elles sont de nouveau envahies par les acheteurs. A 16 h 45 appareillage. Nous mettons beaucoup de temps à sortir du port. Une haussière est prise dans l'ancre de bâbord. Deux ou trois ouvriers sont occupés à la couper pour la dégager; Il est plus de 20 h quand ils sont quittes et le navire est en face de l'île. A la nuit tombante un vapeur est en vue par bâbord avant. La terre est par bâbord. Ce vapeur, nous ne pouvons l'atteindre puisque nous sommes obligés de stopper pour l'ancre qui traîne dans l'eau. Je suis de quart à la machine à glace, 17 h à 21 h. La machine à glace est stoppée. Elle ne marche pas de la nuit. J'ai aussi le quart de 3 h à 7 h demain matin mais je ne suis pas réveillé. Les sabords sont fermés à 18 h 45. Les subsistants du "Descartes" sont venus manger à bord ce soir avant que nous appareillons. Nous ragoût de bœuf fermière nouilles au gratin. Le rata n'est pas mauvais ce soir, c'est assez rare. Cette nuit il n'y a pas à se plaindre de la chaleur dans les batteries. Vers 23 h un bateau anglais échangé des signaux avec le scot avec le bord. Je ne l'ai pas vu mais un collègue me renseigne sur ce fait au branle-bas. Encore une nuit franche de plus.

Le mercredi 5 avril 1916.

Branle-bas à 6 h. La terre est en vue par bâbord. Il fait un temps magnifique presque pas de vent, pas de mer, le navire est très calme sur l'eau. La machine à glace est mise en marche vers 7 h, je quitte le quart mais je reste pour me mettre au courant. Vers h un cargo est signalé, l'allure des machines est augmentée jusqu'à 90 tours car l'allure moyenne jusqu'à présent est de 74 trs. Enfin nous sommes près du cargo en question. Il est très long, une cheminée et bat pavillon norvégien. Sur les cotés il porte cette inscription "Hernnion-Norge". Une baleinière de sauvetage armée comme d'habitude, conduit un capitaine et Mr le commissaire à bord du cargo pour visiter les livres du bord et perquisitionner s'il y a lieu. Rien de nouveau à bord. La baleinière et les officiers reviennent, le cargo repart et nous aussi après avoir hisser l'embarcation. A 11 h nous croisons un autre cargo. Il est à peu près du même type que le premier mais moins long. Il bat aussi le pavillon norvégien. C'est le "Mecus" de Drammer. La même opération qu'à l'autre est faite. Au retour de la baleinière quand elle a été sous les palans pour la hisser un bout n'ayant pas été crocher la baleinière est soulagée de l'avant, l'arrière plonge dans l'eau, la baleinière s'emplit d'eau ensuite par une fausse manœuvre elle se décroche complètement et coule à pic. L'armement est sauf. La terre est en vue des deux bords. Nous restons près de deux heures pour voir si la baleinière va revenir à la surface mais rien que quelques épaves tels que des marchepieds, des barils et planches. Puis nous repartons un bateau étant en vue. Ce midi, lard bouilli, pommes de terre, bananes et jus. J'ai le quart de 14 h à 17 h à la machine à glace, elle marche. Je vois par tribord un groupe de 5 requins. Ils ne sont pas très gros ni longs. Leurs couleurs sont jolies dans l'eau. Il se détache plusieurs nuances. Je les aperçois à l'heure où nous recherchons la baleinière coulée. Le bateau en vue est un petit voilier. A 17 h 30 un cargo est signalé. Nous sommes entre la Martinique et St Lucie. Ce soir ragoût de bœuf haricots rouges, riz au lait. Je me couche assez tard, rien dans la nuit. Il ne fait pas très chaud dans les batteries vis à vis des appareillages précédents. J'ai le quart de minuit à 3 h, dans mon hamac car la machine à glace est stoppée depuis 21 h 30 hier et ne sera remise en marche qu'à 4 h.

Le jeudi 6 avril 1916.

Branle-bas à 6 h. Un bœuf est abattu ce matin. A l'heure du branle-bas le navire stoppe, nous sommes tout près de la terre, c'est l'île anglaise St Lucie. Nous sommes au large d'un petit village, c'est à dire environ à 3 milles. Un cargo anglais est mouillé près de terre ainsi que le "Melbourne" destroyer anglais. Ce dernier navire fait des signaux à bras avec le bord, il a fait aussi de nombreux échanges de TSF. Un canot à vapeur ayant un officier à bord va au destroyer puis est de retour environ une heure et demie plus tard avec plusieurs sacs de lettres qui étaient sur ce navire anglais, provenant des courriers de Kingston. Distribution de lettres dans la matinée. L'équipage est heureux. Pour ma part je reçois 12 lettres ou cartes, datées du mois de janvier au 10 février. Pas besoin de dire que toutes ces lettres sont bienvenues. Aussitôt que le canot est venu à bord, il est hissé et nous repartons en suivant la côte par tribord. Cette île est montagneuse, sur toute la côte il n'y a que des montagnes, celles ci sont boisées et on croirait être en face d'immenses forêts vierges. Nous sommes environ à trois milles au plus. Étant au repos je ne bouge pas de dessus le pont et me paie ce coup d'œil. Nous rencontrons deux petits villages dans le genre de celui en face lequel nous étions stoppés puis viennent les forts de St Lucie qui sont montés sur une haute montagne. Il y a à cet endroit de grands bâtiments qui paraissent être des casernements. Aux pieds de cette montagne dans un petit golfe, derrière un nuage de fumée je vois la ville de St Lucie; ça paraît assez étendu du bord, avec le nuage qui se trouve devant je ne puis distinguer nettement la ville, je la vois bien, il y a deux grands cargos dans le port. L'entrée du port est presque fermée naturellement par la terre. La gauche cache et abrite totalement la ville, la droite est bien habitée, il y a de nombreux petits chalets. Sur la pointe de terre qui fait le côté gauche de l'entrée il y a un sémaphore. Depuis que nous sommes en vue de ce dernier le numéro du bâtiment est à bout de drisses. Après avoir dépasser Ste Lucie nous tournons à gauche en faisant cap sur la terre. C'est la Martinique. Avant de rentrer nous allons à la rencontre d'un cargo. Il est 10 h 30. Ce cargo est un du modèle que ceux que nous avons vus hier. Il subit la même opération. Il bat pavillon suédois. Comme j'étais à manger je n'ai pas pu voir son nom. Nous repartons après l'avoir visité. Je suis de quart de 11 h à 14 h à la machine à glace. J'arrive juste pour démouler et stopper la machine. Ce midi nous avons du bœuf bouilli pommes de terre en robe, pruneaux au vin et jus. Nous arrivons au mouillage en grande rade de Fort de France à 13 h. L'ancre est jetée, bas les feux service au mouillage. A 14 h embarquement de charbon, 50 tonnes de briquettes embarquées par les moyens du bord. Permissionnaires 1ère division après le charbon de 16 h 15 à 20 h 15. Je vais à terre étant permissionnaires. Nous sommes embarqués sur un chaland de charbon qui est vide. A 17 h nous sommes à terre quand même, car il y a loin pour aller au débarcadère. A terre je fais quelques courses puis une petite balade dans la ville, je suis avec un camarade. A 18 h je m'explique avec ce camarade et un bon d"dîner à une table du grand hôtel où je mange d'habitude. A 20 h 15 au rendez-vous de la petite Savane avec la chaloupe et le canot à vapeur et les permissionnaires. Le rhum à encore fait quelques victimes ce soir. Dans les batteries, il fait plus chaud que les deux nuits que nous venons de passer à la mer. Je ne puis encore pas dormir, obligé d'aller me cacher sur le pont pour me reposer un peu. Dans cet appareillage ci il n'y a que 44 heures de mer à enregistrer.

Le vendredi 7 avril 1916.

Branle-bas à 5 h 15. Tous les sabords sont fermés, ce n'est pas drôle pourquoi il a fait si chaud cette nuit. Ils sont fermés par ce que nous sommes en grande rade, les lumières paraîtraient de trop loin. A 5 h 45 embarquement de charbon, 300 tonnes de cardiff, toujours par les moyens du bord. Les ouvriers ne font pas le charbon, sauf un seul cependant. Je coupe encore à la corvée. Je suis occupé à divers travaux à l'atelier. Je suis aussi de service aux treuils aujourd'hui. Je mange aux rations. Ce midi, morue, pommes de terre en robe, bananes et jus. La corvée de charbon a terminé l'embarquement des 300 tonnes vers 10 h. aussitôt poste de lavage. Les batteries sont lavées à grande eau avant d'aller dîner. Les doudous viennent à bord après le poste de lavage, c'est à dire à 11 h 30 jusqu'à 12 h 45. A 14 h entretien du bâtiment et travail. Il fait un temps superbe aujourd'hui. Permissionnaires 2ème division de 16 h 15 à 20 h 15. Ce soir ragoût de porc haricots rouges, riz au lait. Je reste aux treuils jusqu'à 21 h 30. Les sabords restent en partie tous ouverts cette nuit. Il fait encore chaud mais beaucoup moins. Toutes les lumières sont éteintes.

Le samedi 8 avril 1916.

Branle-bas à 5 h 15. Je suis levé depuis 4 h pour les treuils. Lavage de linge des hamacs, briquage de bancs et tables. Les hamacs ont été changés hier au soir pour les deux bordées. Malgré que je soie de quart je me débrouille à laver mon hamac et quelques morceaux de linge. A midi bœuf rôti haricots rouges, bananes et jus. Je fais des emplettes avec une doudou, j'achète deux vestons de travail. Permissionnaires 3ème division de 14 h à 18 h. Équipe de foot à terre. Je descends avec l'équipe. Nous faisons de l'entraînement entre nous et quelques civils qui veulent bien jouer avec nous. Avant la partie je suis aller à la plage prendre un bain avec quelques collègues. A bord à 18 h. Je ne puis manger à terre car il est trop tard quand nous finissons de jouer. A bord ragoût de bœuf fermière, nouilles. Je me couche vers 21 h car je suis un peu fatigué. Les sabords sont ouverts cette nuit comme la nuit dernière. Il fait assez bon dans les batteries. Hier soir j'ai pu voir le rayon vert que fait le soleil quand il se couche et s'enfonce dans les flots. C'est magnifique. Il met presque deux minutes à disparaître et à ce moment il offre un très joli tableau. Ce soir je n'ai pas pu le voir parce qu'il y avait quelques nuages qui étaient bas à l'horizon. Un paquebot est rentré cet après-midi dans le port. Le "Condé" est entré ce matin vers 8 h. Il charbonne dans la darse, après son embarquement de charbon il prend sa place au poste de carénage.

Le dimanche 9 avril 1916.

Branle-bas à 5 h 15. Au travail jusqu'à 8 h 30. Permissionnaires 2ème division de 8 h à 11 h. Hommes désireux d'aller à la messe à terre comme les dimanches précédents. 4ème division de 14 h à 18 h. Ce midi macaronis en ragoût, bœuf rôti, bananes et jus; Équipe de foot à terre de 14 h à 18 h. Je descends avec l'équipe car il y a un match de prévu. A 16 h nous nous rencontrons avec l'équipe intrépide de Fort de France. L'équipe "Marseillaise" n'est pas au complet, il manque deux joueurs mais ils sont remplacés par deux autres de la deuxième équipe. Le match se dispute chaudement et se termine pareillement. Il y a match nul par 1 but à 1. La première mi-temps nous avions marqué 1 but et à la deuxième ce sont les équipiers de l'intrépide qui en ont marqué à leur tour. Il est 17 h 30 quand est venu la fin du match. Il est juste temps de se changer pour rentrer à bord. Je ne mange pas à terre vu que le temps me manque. A bord, rata de bœuf aux nouilles, riz prétendu au lait. Je prends l'air sur le pont après le branle-bas mais je ne reste pas trop tard parce que je suis un peu fatigué. Les sabords sont toujours ouverts tous les feux sont masqués.

Le lundi 10 avril 1916.

Branle-bas à 5 h 15. Briquage de bancs et tables, lavage de linge jusqu'à 7 h 45. Je brique bancs et tables et lave quelques morceaux de linge. Travaux divers à l'atelier. Ce midi, drôle de repas, riz au gras, navets, carottes, le tout mélangé avec du bœuf, en guise de rata; ça n'a rien de succulent, bananes et jus. Inspection des plats à 12 h 30. Un avis du vaguemestre nous fait savoir que demain dans la matinée sera faite la dernière levée pour le courrier de France. Permissionnaires 1ère division de 16 h à 20 h. Le charbonnier "Tabor" qui était dans la darse appareille vers 16 h 30. Ce soir porc bouilli, fayots rouges, nouille au four. Je mets mon courrier à jour pour demain. Je me couche quand j'ai terminé. Plusieurs permissionnaires rentrent un peu pompette. Il y en a aussi 5 ou 6 qui sont restés à terre en bordée.

Le mardi 11 avril 1916.

Branle-bas à 5 h 15. Il y a un remue-ménage à bord ce matin, grandes dispositions d'appareillage. A 8 h on allume les feux. Le destroyer anglais "Melbourne" arrive en rade de Fort de France vers 8 h 30. Il mouille en face de la Savane. A 11 h Mr le commissaire débarque avec ses malles, je ne sais pour quelles raisons. Vers midi le "Melbourne" appareille et prend le large. Le "Condé" est toujours au poste de carénage et le "Descartes" dans le bassin du radoub. Ce midi morue, pommes de terre en robe, bananes et jus. Les doudous viennent à bord de 11 h à 12 h 30. Elles sont dévalisées comme à chaque appareillage, il ne leur reste plus rien quand elles s'en vont. A 13 h appareillage. Tous les sabords sont fermés, il n'y a pas d'air dans les batteries il va faire chaud si ça continue. Pendant l'appareillage je suis occupé à un travail urgent au condenseur bâbord, une porte de visite de la plaque de tête s'étant crevée il faut de suite la réparer pour ne pas immobiliser la servitude bâbord. A 15 h 30 je suis libéré de mon travail, je n'en suis pas fâché car depuis 11 h; comme j'ai mangé pour le service des treuils, un autre y est resté et moi au travail. Enfin. J'ai le quart de 17 h à 21 h à la machine à glace mais elle est stoppée. Ce soir ragoût de bœuf aux carottes, bananes. A 16 h on rencontre et visite le cargo danois "Orkila" Danemark, son nom est écrit sur sa coque. Son pont est encombré de bois qui semblent être des poteaux de mine. Quand la baleinière est de retour à bord nous repartons. La terre est par bâbord arrière, c'est la Martinique, plus à gauche il y a Dominique que l'on voit très bien aussi.

Le mercredi 12 avril 1916.

Je suis réveillé à 3 h moins 20 pour prendre le quart à la machine à glace. Elle est stoppée, en la mettant en marche à 11 h il est arrivé une avarie, de l'eau se trouvant dans un des serpentins empêche le fonctionnement de la machine. Je remplace le quartier maître qui était de quart, lui va se coucher et je continue la réparation. Le branle-bas est fait à 6 h. après le branle-bas du renfort me donne la main pour faire la réparation. Je reste jusqu'à 10 h, je mange aux rations pour continuer la réparation. Ce midi bœuf bouilli, pommes de terre, demi-maquereau à l'huile et jus. A 11 h je remplace les hommes de la machine à glace, enfin à 14 h la réparation est terminée, je mets la machine en marche, comme j'ai le quart de 14 h à 17 h, je reste jusqu'à 17 h. Depuis 3 h ce matin, ça peut compter, heureusement que la machine à glace est située sur le pont. A 11 h je vois la terre par tribord, à midi l'ancre est jeté. L'île en face de laquelle nous venons de mouiller l'ancre est l'île Testigos, à gauche de cette île il y a une quantité d'îlots ainsi qu'à droite, c'est à dire qu'elle est entourée de petits îlots et de rochers. L'île Testigos n'est pas très haute, elle est boisée mais brûlée par le soleil. Du bord, nous ne sommes pas très loin de terre, je vois quelques cahutes ou baraques, j'en compte neuf au plus. Il y a une plage qui rejoint un bout de l'île au gros morceau, cette plage est jolie de loin, je ne sais pas si le sable est beau mais il semble presque blanc. Deux baleinières sont mises à la mer, l'une emmène les deux docteurs et trois autres officiers à terre, la deuxième, le premier maître de timonerie pour sonder les fonds à quelques centaines de terre. Seuls sont bien verts cinq palmiers et trois autres arbres qui se trouvent au bout de la place du côté de la petite île. A 14 h on appareille de nouveau. La mer est belle, elle n'est pas d'huile comme des fois mais assez calme. A 16 h 30 j'aperçois la terre par bâbord. C'est l'île Margarita qui appartient au Venezuela, cette île est haute et montagneuse, d'ailleurs comme toutes celles des Antilles. Testigos et Margarita font partie du groupe des îles sous le vent faisant parti des petites Antilles. Il y a aussi autour de l'île Margarita plusieurs îlots et quelques rochers qui sortent de l'eau au large de la terre. L'heure à été retardée de 9 minutes dans l'après-midi. Nous nous écartons un peu de la terre vers 18 h puis elle disparaît et se confond parmi les nuages. Ce soir ragoût de bœuf aux fayots, riz prétendu au lait. Il fait une chaleur insupportable dans les batteries. Je me couche assez tard car j'ai nuit franche, la machine à glace étant stoppée pendant mon quart de minuit à 3 h. Il fait plus chaud que dans la rade de Fort de France. Nous avons envoyé et amené les couleurs comme au mouillage mais la garde à la tenue de mer.

Le jeudi 13 avril 1916.

Branle-bas à 6 h. Je me réveille dans un bain de sueur. Oh la la!, quel plat de sueur, ce qu'il fait chaud dans ces pays là. Ce matin on abat un bœuf. La terre enveloppée dans les nuages apparaît par bâbord. Nous faisons cap sur cette terre. Il fait très beau il n'y a pour dire pas de vent. Cette terre est très haute, je n'ai pas encore vu sur les Antilles une terre aussi haute. C'est l'Amérique du sud. Nous sommes en face le Venezuela. Un petit voilier, bateau de pêche sans doute est près de la côte. A 8 h 45 nous passons en face la Guayra, ville du Venezuela sur la côte même derrière à 5 km environ se trouve cachée par les montagnes la ville de Caracas qui est la capitale du Venezuela. En passant en face Guayra, je vois dans les montagnes par plusieurs passages des maisons au-dessus des nuages. Cette chose est très curieuse. Les maisons ne sont pas sur la crête des montagnes, elles sont à peu près aux deux tiers de la hauteur des monts qui ont 2,750 mts d'altitude. A gauche et à droite de la Guayra il y a de nombreux petits villages, sur la côte et en montagne. La ville ne parait pas trop étendue. Il y a seulement quelques grands bâtiments que je puis distinguer, parmi lesquels s'élève une église qui a l'allure d'une géante. Les montagnes sont boisées comme toutes celles que j'ai vues dans celles des îles mais elles sont brûlées par le soleil. Certains passages paraissent être sauvages tellement la terre est inculte et cuite. Tout le long de cette côte il n'y a que des montagnes, c'est très accidenté. Je ne remarque aucun plateau, aucune plaine. Nous rencontrons encore plusieurs petits voiliers le long de la côte. Je peux dire aussi que le long de cette même côte nous pouvons voir plusieurs plages qui sont même très longues. A un moment nous nous écartons un peu. Alors plus moyen de ne rien distinguer, les nuages enveloppent et cachent tout. Hier et aujourd'hui je passe la visite pour un rhume de poitrine et des ronflements d'oreilles. Je suis de quart de 11 h à 14 h. Je mange donc aux rations. Bœuf rôti, riz au gras, pruneaux au vin et jus. Pendant tout mon quart je vois la terre de la machine à glace. A 15 h on sonne le poste de mouillage. Nous sommes en face de la ville de Puerto-Cabello. Là une pointe de terre s'avance assez loin en mer, les vagues viennent se briser sur les rochers qui forment remparts. Un phare est situé au bout de cette pointe, il est coquet, on dirait un moulin à vent monté sur un roc comme piédestal, les vagues viennent se briser sur ce roc, c'est superbe. Le pavillon vénézuélien flotte à bout de mât sur une digue qui semble fermer le port. A bord le pavillon vénézuélien est hissé au mât d'artimon puis la terre est saluée par 21 coups de canons de 47/mm. De terre une batterie de 3 canons répond au salut. aussitôt l'ancre est mouillée. Un canot dans lequel se trouve la santé vient à bord. Un deuxième canot à pétrole vient à bord conduire un officier de Venezuela. Parmi les marins qui se trouvent dans ces embarcations il y en a qui parlent bien le français. La tenue des marins ressemble beaucoup à celle des anglais. Après ces deux canots, c'est sans discontinuer une quantité de canots de tous genres qui viennent faire le tour du bord en curieux. Il y a de nombreux soldats qui semblent appartenir à l'armée de terre. Parmi tous ces visiteurs qui sont venus faire le tour du bord, je n'ai pu remarquer qu'une seule femme. La couleur de ces gens est très bronzée. Ils ne semblent appartenir qu'à la race blanche, dont le teint est devenu bronzé par le soleil. Sur chaque embarcation qui se trouve autour de nous il flotte à l'arrière un pavillon vénézuélien. En rade, nous avons passé près d'un 3 mâts battant pavillon français. Ce 3 mâts est le "Marthe-Marguerite" de St Nazaire. A bord à 17 h 15 il est tiré 11 coups de canons pour saluer l'amiral vénézuélien qui est venu rendre visite au commandant. Le pavillon vénézuélien à été hissé au mât de misaine pour ce salut. A bord du croiseur qui se trouve dans le port de Puerto-Cabello la même chose a été faite lorsque le commandant à été à bord. Messieurs les officiers vont à terre de 16 h 15 à 17 h 45. La ville de Puerto Cabello est assez étendue, moins importante que Caracas mais entre ces deux villes il y a communications par voie ferrée. Dans tous les coins de la ville flotte le pavillon vénézuélien. Sur une montagne, assez haute est situé un fort, sur ce fort le pavillon flotte, partout où les couleurs du pays sont en vergue se trouvent des bâtiments appartenant à l'état ou militaires. Le pavillon français flotte aussi dans deux endroits, sur la maison du consul français et sur une usine placée à la droite de la ville. A partir de la gauche je vois cette jetée où flottent les couleurs vénézuéliennes et où se trouve aussi la batterie de salut. Au bout de cette jetée, du côté de la terre, derrière se trouve le port, quelques bateaux ou navires s'y trouvent. Ensuite vient la gare maritime qui est très jolie. Elle ressemble beaucoup à celle de (Cherbourg). Derrière un grand monument est plantée la colonne de la liberté. Ce monument a été élevé en souvenir de la libération du Venezuela par le protectorat espagnol. Puis la maison du consul français. Devant face à la plage, un grand hôtel est installé, c'est l'hôtel des bains. Une place sur laquelle sont plantés quelques palmiers, une quantité de maisons mais dont le style n'est pas luxueux, puis à droite quelques usines. Toujours plus à droite après la ville une longue et belle plage se continue parce-qu'elle passe aussi devant la ville. derrière cette plage est planté des cocotiers et de divers arbres fruitiers, c'est le seul coin où il y a de la verdure avec la pointe de gauche qui est au raz de l'eau. Ici, tout ce qui se trouve sur les montagnes semble brûlé. La langue de la ville est l'espagnol. A 18 h appareillage. L'heure a été retardée de 20 minutes à midi. J'ai le quart de 21 h à 24 h. Je me couche pas avant de prendre mon quart. Il fait trop chaud en bas la nuit. Les sabords ont été ouverts toute la journée. A 23 h 30 je stoppe la machine à glace et je vais me coucher. Ce soir à souper nous avons en ragoût de bœuf haricots rouges, riz au lait. Le pavillon vénézuélien possède 3 couleurs jaune, bleu et rouge dans le sens horizontal. Dans le bleu il y a 7 étoiles blanches et dans le jaune un écusson qui représente les armes de la ville.

Le vendredi 14 avril 1916.

Branle-bas à 6 h. Il a fait moins chaud que la nuit dernière dans les batteries. A 6 h la terre est en face nous, nous faisons cap dessus. C'est l'île Curaçao. La ville est très importante et semble très grande. Quand nous arrivons à environ 3 ou 4 milles de la terre nous tournons à gauche et nous nous éloignons de la terre qui disparaît petit à petit. Cette île n'est pas haute que sur un point. A midi singe, fayots rouges, demi maquereau et jus. Ce matin j'ai fait le quart de 7 à 11 h, toujours à la machine à glace. A 13 h. La terre apparaît des deux bords. A tribord c'est l'île Oruba qui fait partie du groupe des îles sous le vent. La terre de gauche est la terre du sud Amérique, c'est la pointe de Paraguena. La mer est houleuse, le navire roule un peu. Hier et aujourd'hui j'ai vu plusieurs bancs de marsouins. J'ai le quart de 17 h à 21 h. A 17 h 30, j'aperçois deux rochers par bâbord. Ce sont deux rochers isolés. Il est 18 h quand nous passons auprès. Il y en a un qui n'est guère immergé, l'autre sort d'avantage de l'eau sans être quand même trop haut. Ils portent le nom de Is Seven-North. Ce soir nous avons du porc bouilli, pommes de terre, demi maquereau à l'huile. Je me couche après mon quart, il fait très chaud dans les batteries. C'est un supplice que de dormir dans les batteries avec une chaleur pareille. L'heure a été retardée de 5 minutes aujourd'hui.

Le samedi 15 avril 1916.

Je suis réveillé à 2 h 45, j'ai le quart de 3 h à 7 h. C'est dans la sueur que je suis quand on me réveille. Pour 5 h et demie que j'avais à me reposer inutile de pouvoir en profiter. Il fait meilleur sur le pont. Le branle-bas est fait comme d'habitude à 6 h à la mer. Un bœuf est abattu ce matin. Après le jus, douches sur le pont comme au mouillage mais au lieu que ce soit de l'eau douce c'est de l'eau de mer. Depuis que nous sommes partis de Fort de France les douches ont lieu tous les matins. Celles-ci ne sont installées que pour les hommes du pont. Les mécaniciens et chauffeurs peuvent y aller mais ne sont pas forcés. Le soleil sort des flots à 6 h 05. Je suis bien placé pour le voir. L'aurore est très jolie à voir, le ciel se colore de toutes nuances. La mer est toujours houleuse, même un peu démontée. Nous avons les vents par bâbord arrière ce matin, seulement ils changent comme nous tournons puisque nous contournons la terre ferme de l'Amérique du sud. Il y a changement de grands sacs et inspection du commandant dans la matinée. L'inspection n'intéresse que les hommes du pont, la tenue est celle du jour, gris propre sans chemise et casque. Les mécaniciens et chauffeurs se tiennent dans l'entrepont principal pendant le passage du commandant. A 9 h 30, un fait curieux et qui vaut la peine que je l'écrive s'offre à mes yeux. Tout d'abord il faut que je dise un camarade vient me chercher pour me rendre compte moi-même. La terre est en vue par bâbord avant. C'est toujours derrière les nuages que l'on voit la terre dans ces pays-ci. Elle est haute aussi et montagneuse. Malgré ça elle n'est pas tout à fait aussi haute qu'en face Guayra, mais ce qui m'a le plus fait ouvrir les yeux c'est qu'au-dessus des nuages qui couvraient les sommets des montagnes de la côte, au-dessus et derrière, dans les terres, j'ai pu constater qu'il se trouve d'autres montagnes plus hautes que toutes celles que j'ai pu voir de ma vie. Par le fait, les crêtes de montagnes qui sont à la portée de mes yeux, dépendent du terminus de la chaîne dite Cordillère des Andes, terminus de l'Amérique du sud ces crêtes sont couvertes de neiges. J'ai très bien distingué les pics tout blancs. Leur hauteur est de 5.300 mt. Jusqu'à 11 h ces montagnes blanches ont été en vue. La terre ferme et les nuages empêchent de les voir plus longtemps. Nous nous trouvons du coté de Santa-Martha sur la côte vénézuélienne. Vers 11 h 30 nous rencontrons un cargo battant pavillon espagnol. A bord on lui signale de stopper pour le visiter. Il stoppe aussitôt. Les couleurs espagnole sont dans le sens transversal, rouge, jaune, rouge. Une baleinière armée comme de coutume emmène deux officiers à bord, dont un remplaçant Mr le commissaire. Quand le bateau est visité il repart et nous aussi après avoir embarqué la baleinière. Ce midi bœuf rôti, fayots rouges, pruneaux au vin et jus. J'ai le quart de 14 h à 17 h. Le vaguemestre donne avis que le paquebot "Puerto-Rico" pourra en mer prendre le courrier pour la France. A 14 h nous passons près d'un gros rocher sur lequel sont situés un sémaphore et un phare. Ce rocher est avancé d'environ un mille en mer. Il est séparé d'une distance de quelques centaines seulement d'un autre rocher qui lui tient de la terre ferme. C'est l'entrée d'une ville, du moins d'un port qui est Santa-Martha. Je crois que ce port est le premier sur la côte de Colombie en allant vers le sud. La ville ne parait pas trop étendue. De gauche à droite quelques maisons peu hautes, un grand bâtiment qui ressemble à des arènes, de la façon que je l'aperçois, je ne vois que des arcades. Ensuite deux grands dômes qui surpassent ce bâtiment et qui se touchent presque, ce doit être une église ou quelque bâtiment municipal. Tout semble bâti en pierres blanches. Plus à droite parmi des arbres de toutes sortes, s'élèvent 4 colonnes dont la hauteur est respectable. Elles forment un groupe carré assez spacieux, c'est le poste de T. S.F. Je vois bien quelque chose en haut des colonnes mais je ne puis rien distinguer à l'œil nu. Il y a quelques maisons aux bords de la mer mais elles ne sont pas nombreuses. Derrière, entre deux montagnes, une vallée de la fumée monte drue en l'air, je doute que des usines peuvent être par-là. La ville est bien abritée. De chaque côté il y a aussi de belles plages. Les montagnes qui environnent Santa-Martha sont comme toutes celles de cette côte, brûlées et pas cultivées. Rien de remarquable par ailleurs. Nous quittons la petite baie, car dans tous les ports que nous sommes passés, de près ou au large, ils sont tous abrités par une pointe de chaque côté généralement. L'heure à été retardée de 20 minutes aujourd'hui. Le paquebot "Puerto Rico" de la C. G. T. passe près de nous à 15 h 30. Aussitôt qu'il nous a aperçu il a hissé son numéro. A bord nous avons hissé le n'être aussi. Il passe et ne prend pas le courrier. Nous nous écartons de la terre dans l'après-midi puis nous nous rapprochons. A 18 h nous passons devant une pointe de basse-terre à l'extrémité de cette pointe un bateau est venu s'échouer son mât et son avant sont très distinctifs. La vague vient se briser férocement à l'endroit même de l'épave et forme une longue ligne blanche d'écume. C'est un rocher qui est à fleur d'eau. Derrière un phare qui porte un feu rouge, est planté dans cette terre avancée qui forme une pointe. Une ville est dans le fond de la baie. C'est Puerto-Colombia. La ville est assez grande. Il y a aussi plusieurs grands bâtiments, c'est étendu mais hélas le soleil vient de passer sous les flots à l'horizon et les nuages sont bas. Dans le voile qui se trouve devant cette ville qui me parait jolie, je distingue mal les détails. Plusieurs bateaux sont dans le port. Un cargo allemand est en rade, il n'est pas dans le port même. J'ai entendu le nom de ce cargo mais je ne m'en souviens plus. Il est là interné. Du bord il me semble de bonne grandeur. L'eau est toute verte, il ne doit pas avoir beaucoup de fond ou à moins que ce soit près de l'embouchure du fleuve. Nous tournons à droite et prenons le large. Nous voyons la terre jusqu'à la nuit. Ce soir ragoût de bœuf aux carottes, riz prétendu au lait. Il y a un peu plus de mer qu'hier. Il vente aussi davantage. Le navire roule et tangue. Les sabords sont fermés car l'eau embarque avec le roulis. Comme j'ai nuit franche je reste sur le pont. Il fait si bon à l'abri du vent, que je m'endors. A 21 h 30 je suis réveillé par l'armement de veille. Un bateau est aperçu par bâbord. Ce bateau a tous ses feux allumés. Maintenant nous sommes à distance de lui. Les projecteurs sont braqués sur lui, des signaux avec le scot sont échangés. Ce bateau est un cargo mixte américain. Il a une cheminée et peint en blanc. Il est joli, de nombreux passagers sont sur le pont. Les projecteurs sont longtemps braqués sur lui, nous tournons autour de lui à la lueur des projecteurs puis nous repartons. Je reste encore sur le pont jusqu'à minuit, ensuite je descends. Il ne fait pas si chaud qu'hier dans les batteries.

Le dimanche 16 avril 1916.

A 4 h je me réveille, je ne puis plus dormir, je me lève et monte sur le pont. Le branle-bas à 6 h. Un bœuf est abattu ce matin. A 9 h 30 nous passons en face Carthagène c'est un port important sur la côte de Colombie. Il y a très peu de fond, l'eau est toute verte. La ville est étendue et se trouve elle aussi entre deux pointes. Nous sommes assez loin mais je peux voir quand même. De nombreux bâtiments s'élèvent au milieu de la ville qui prend elle-même une grande étendue. Toutes les maisons et surtout les grands bâtiments ont le même style. Dans les ports précédents, tous les dômes qui surélevaient les plus hauts bâtiments, ressembles à ceux de cette ville. Plusieurs pylônes, très hauts reçoivent des antennes pour la TSF. Ils sont plantés à gauche de la ville. Le port se trouve à droite. Il y a de nombreux bateaux dans le port. Devant la ville, sur rade je vois trois grands bateaux, se sont trois cargos allemands internés. Nous faisons demi tour car le fond manque, il n'y a plus que 9 mètres d'eau. C'est dommage car le coup d'œil sur la ville aurait valu le déplacement. Nous reprenons le large encore une fois. Ce midi rôti de bœuf haricots rouges, pruneaux au vin et jus. Je commence ma semaine de place ce midi. Encore une semaine de misère qui se prépare. J'ai le quart de 11 h à 14 h. Quelle vie que de faire le plat avec une chaleur pareille, je suis comme si je sortais du bain mais au lieu que ce soit de l'eau, c'est de la sueur et ça ne fait tant de bien non plus. Je me demande où je trouverais de la graisse si ça continue. Rien de nouveau dans l'après-midi, à plusieurs reprises nous voyons la terre par bâbord. Ce soir ragoût de bœuf aux carottes et pommes de terre et nouilles à l'eau. J'ai le quart de 21 h à minuit. La machine stoppe de bonne heure et j'ai presque nuit franche. La mer chahute toujours un peu aujourd'hui, le navire roule et tangue un peu. Les sabords ont été presque tous fermés aussi il fait chaud dans les batteries. Sur le pont il fait trop froid avec le vent pour dormir, c'est dangereux à cause de la diarrhée, dans les batteries c'est un supplice que de coucher dans son hamac. L'heure a été retardée de 10 minutes aujourd'hui. Le soleil s'est couché à 16 h 12. Les jeux ont été permis tantôt.

Le lundi 17 avril 1916.

Branle-bas à 6 h. Un bœuf est abattu ce matin. Les douches existent toujours pour les hommes de pont (douches à l'eau salée). J'ai le quart de 7 h à 11 h. Vers 10 h 45 un cargo battant pavillon anglais passe près de nous. Il a une cheminée et ses mâts sont comme ceux des navires de guerre américain. Deux mâts sur l'avant et deux sur l'arrière. Il stoppe mais nous n'allons pas à bord, il échange avec le bord des signaux. C'est un joli cargo. La terre est en vue depuis 8 h 30 mais derrière les nuages seulement. Vers midi on la distingue plus nettement. Hier soir je n'ai pas écrit le manège de marsouins que j'ai vu. Je n'en ai jamais autant vu ensemble. L'heure est retardée de 13 minutes. Ce midi bœuf bouilli riz au gras, nouilles et jus. Les nouilles sont à l'eau pour ne pas changer. Vivement la fin de la guerre que je ne revois plus ces plats revenir sur ma table, tonnerre de tonnerre si ça continue il ne me restera plus que les os. A 13 h nous faisons cap sur la terre. Un port se dessine petit à petit à mesure que nous approchons. Deux pylônes fantastiques dépassent tous les autres bâtiments de la ville et sont les premiers remarqués. Le port est très grand. Une digue très longue ferme la baie. Cette digue n'a pas l'air terminée, elle n'est pas maçonnée entièrement mais c'est quand même un beau travail. La rade qui est obturée par cette digue est immense. Le port est conséquent, c'est Colon. Les bateaux ne manquent pas. J'en compte neuf dont quatre allemands internés. Ces quatre navires de commerce ont l'air énormes. Il y en a un peint en blanc. Sur tous les quais du port il y a des petits bateaux qui sont accostés. Je vois plusieurs grues manœuvrer, servant à débarquer ces bateaux. Derrière tous ses quais il y a une rangée de belles maisons, elles sont à peu près de la même architecture. Derrière c'est la ville. Plusieurs grands bâtiments dépassent la première rangée de maisons. Au fond il y a beaucoup de maisons et de grandes cheminées qui crachent de noires fumées. A droite de la digue un phare assez élevé y est planté. Nous sommes en face de la passe mais nous n'entrons pas. Une division a cependant pris la tenue du jour, la tenue de garde en blanc avec casque. Nous stoppons environ une demie-heure, un cargo battant pavillon danois sort du port, nous lui faisons des signaux puis demi tour. Nous avons approché environ à un mille et demi des jetées. Tout ce que j'ai vu de la ville n'était pas excessivement clair. La terre est par tribord pendant quelques heures puis elle disparaît tout à fait, nous prenons le large dans le golfe de Mosquitos. Si nous étions passés plus près de la terre nous aurions pu voir l'entrée du canal de Panama. La mer est méchante au centre du golfe. Il y a passablement de vent, la lame est longue et de bout comme les vents. Il y a aussi du raisin du tropique dans cette contrée, j'en vois aujourd'hui. Les poissons volants ne manquent pas non plus. L'allure est moyenne, 74 tours, elle est supérieure à celle que nous avons employée pour venir. Les sabords sont fermés tantôt, l'eau embarque sur la plage avant. Le navire tangue et roule. Je mange aux rations, j'ai le quart de 17 h à 21 h. ragoût de bœuf, fayots rouges, riz au lait. Le riz est à l'eau comme les nouilles de ce midi, mais comme il est marqué au lait sur le menu, il faut bien le croire. La machine à glace est stoppée à la fin de mon quart. Il fait une chaleur étouffante dans les batteries. J'ai beau coucher à court vêtu dans mon hamac, je suis baigné dans la sueur quand même. Je me couche aussitôt mon quart parce que j'ai 3 h à 7 h demain matin. Beaucoup désertent les batteries pour aller dormir sur le pont mais au risque d'avoir des fièvres.

Le mardi 18 avril 1916.

Je suis réveillé à 2 h 45 pour prendre le quart de 3 h à 7 h. Je mets la machine à glace en marche aussitôt que je suis arrivé à mon poste. Il fait presque mauvais temps. Les vents soufflent très fort le navire tangue et roule sérieusement. Le branle-bas est fait à 6 h. Les douches pour les hommes du pont ne se font plus que par bordée et après le branle-bas, avant le jus du matin à partir d'hier. Après mon quart je monte sur le pont bouquiner un peu. La mer s'est calmé un peu, les vents sont moins forts. Ce midi singe fayots rouges, nouilles à l'eau et jus. Le singe et les fayots ne sont pas trop mauvais, c'est peut-être parce que ce midi il y avait moins de cailloux dans les fayots. 12 h 45 visite sanitaire 1er et 3ème quart mécaniciens et chauffeurs. A 16 h, un cargo battant pavillon français passe près de nous par bâbord. Il échange des signaux avec le bord. Ce bateau est un cargo mixte, il a une cheminée et est peint en blanc. J'ai le quart de 14 h à 17 h. Ce soir porc bouilli, pommes de terre en robe, riz au lait, pluôt à l'eau. J'ai le quart de minuit à 3 h cette nuit mais je le fais dans mon hamac vu que la machine à glace ne marche pas cette nuit. Il fait très chaud dans les batteries.

Le mercredi 19 avril 1916.

Branle-bas à 6 h. Depuis 4 h 30 je suis levé, il fait trop chaud dans les batteries. Douches pour les hommes du pont. Un bœuf est abattu ce matin. Vers 9 h 30 la terre est en vue par bâbord. C'est l'île Jamaïque. Un cargo est en vue depuis 7 h, il fait sans doute la même route que nous puisqu'il se tient à peu près à la même distance et dans la même direction. Ce midi, ragoût de bœuf haricots rouges, riz au lait et jus. J'ai le quart de 11 h à 14 h machine à glace. A 12 h 45 nous sommes près du cargo en vue depuis ce matin. Il est chargé à bloc, il a une cheminée et est très long. Il bat pavillon norvégien, sur ses côtés il porte cette inscription "Alfred-Nobel" Norge ainsi que les couleurs de son pays. Nous stoppons et une baleinière va à bord comme d'habitude pour l'arraisonner. Rien de nouveau à bord sans doute puisque nous repartons. Je reste à la machine à glace jusqu'à 16 h 15 puis je la stoppe et mange aux rations pour le service des treuils. Nous sommes dans le chenal de Kingston. A 18 h nous accostons à l'appontement. Ce n'est pas le même que la première fois que nous sommes venus à Kingston. C'est le dernier appontement de la Cie. R.M.S.P. Quelques marchandes de bananes et d'oranges viennent ce soir à bord. Le service au mouillage est affiché et court ce soir quoique nous n'ayons pas mis bas les feux partout, dans deux rues les feux ont été mis à 90'. Je suis de service aux treuils au mouillage. Je me couche assez tard parce que malgré que les sabords soient ouverts cette nuit, comme nous sommes accostés par tribord je n'aurai pas trop d'air à mon poste de couchage. Ce soir ragoût de bœuf, fayots rouges, nouilles à l'eau. Un fait est que trop remarquable encore ce soir, c'est dû à la lumière qu'il y a sur le pont, les joueurs de cartes ne manquent pas. Je trouve drôle que se soit toléré, il n'y a même pas moyen de circuler sur le pont milieu. Encore 149 heures de mer de plus.

Le jeudi 20 avril 1916.

Branle-bas à 5 h 15. Un bœuf est abattu ce matin. Pas de douches habituelles. Embarquement de charbon assuré par les moyens des noirs de la Cie à qui appartient le ponton auquel nous sommes accostés. 750 tonnes doivent être embarqués aujourd'hui. Ce midi, bœuf rôti, riz au gras, bananes et jus. Je suis occupé à divers travaux à l'atelier. Le charbon ne s'embarque pas promptement. Ce soir ragoût de bœuf aux fayots rouges, orange. Ce midi et ce soir presque tout l'équipage mange sur le pont à cause de l'embarquement du charbon. Pendant le souper ce soir, un groupe de femmes de cinq est l'objet d'une fantastique curiosité, c'est sans doute parce que dans ce groupe il y a deux blanches et trois créoles. Il est vrai qu'à Kingston les créoles sont plus remarquables qu'à la Martinique car elles sont rares mais je ne crois pas que ce fut pour celles là que les curieux s'accoudaient aux rambardes du bord du côté où elles étaient. Il y a des bateaux à tous les pontons mais je ne puis voir leur nom. En rade il y en a deux. Un seul, un cargo portant les couleurs norvégiennes et cette inscription sur les côtés "Thorsa" Norge est celui dont je peux voir le nom. Nous sommes mis au travail à 13 h et bas l'ouvrage à 17 h 45. Je me couche tard aujourd'hui car le charbon n'est pas fini avant 23 h 30. Deux tentes sont tendues sur le pont milieu pour permettre aux hommes d'allonger leur hamac et se reposer. Je me couche sous la volée du canon d'une tourelle de 16/mm à bâbord. Un petit groupe de copains est autour de moi. C'est en chantant au grand air et au clair de lune que nous nous endormons pour chasser les mauvaises heures de la journée. Nous sommes sept, quand chacun a chanté sa romance, nous entonnons le chœur des 7 copains puis rien dans la nuit, tout le populo roupille, c'est au tour des moustiques de jouer leur rôle. Ces sales bestioles là me font me gratter plusieurs fois dans la nuit, heureusement que j'ai nuit franche. Il y a eu des permissionnaires, 3ème division de 16 h à 20 h.

Le vendredi 21 avril 1916.

Branle-bas à 5 h. Ce matin biscuit au jus. 3 h les feux sont poussés. 6 h appareillage, nous changeons de ponton, le ponton auquel nous nous amarrons est à gauche des précédents où nous nous sommes amarrés. Je suis occupé pour ouvrir le coffre-fort du commissaire, la combinaison et la serrure sont déglinguées, il faut l'ouvrir par le haut, je lui fais subir l'opération du trépas, le pauvre malheureux ne ressemble plus qu'à un coffre faible. Ce midi, repas du vendredi saint sardines à l'huile, deux et demi par hommes, c'est une marque américaine et elles ne valent pas grand chose, pommes de terre en robe, riz au lait et bananes. Un cargo portant pavillon anglais vient charbonner au ponton qui est à notre droite. Nous, nous sommes accostés par bâbord depuis que nous avons changé de ponton. Peinture générale à bord cet après-midi. Ce matin il y a eu lavage général du bâtiment. Ce soir, morue bouillie sauce blanche, pommes de terre en robe riz au lait. Permissionnaires 4ème division de 16 h à 20 h. Il fait très chaud. Vers 17 h il est tombé de la pluie c'est comme si elle avait été versée d'une rivière, oh! là là, il ne faut pas longtemps pour être mouillé. Il fait bon sur le pont mais la pluie tombe encore un peu après le branle-bas du soir. Dans les batteries il fait très chaud et pourtant tous les sabords sont ouverts. Nous avons remis l'ouvrage à 13 h jusqu'à 17 h 45.

Le samedi 22 avril 1916.

Branle-bas à 5 h 15. Continuation de la peinture générale. Embarquement de bœufs et de vivres. Sept bœufs sont embarqués à bord. Ce midi bœuf bouilli, pommes de terre, orange gâter par homme et jus. Permissionnaires 1ère division de 14 h à 18 h. Équipe de football à terre. Je vais à terre avec l'équipe de foot. Plusieurs cas d'empoisonnement ont été constatés dans l'équipage aujourd'hui. Le nombre dépasse 40. Je crois que c'est dû à la morue d'hier soir. Je vais donc à terre de 14 h à 18 h. Nous prenons le railway qui nous emmène à un terrain de foot, arrivé là, ce n'était pas ce terrain, parmi nous il y en a trois qui écorchent un peu la langue anglaise et arrivent difficilement à se faire comprendre. Enfin nous avons réussi à trouver, le terrain ne vaut pas ceux que nous avons rencontrés précédemment, mais tous les sports en partie peuvent être pratiqués quand même seulement ce n'est pas trop spacieux. C'est tenu par des blancs et ça ressemble un peu à un recueil, c'est tenu au profit des marins anglais. Il y a une salle de jeux, non pas luxueuse mais coquette, on y trouve toutes sortes de jeux. Il y a une scène, un piano, ça peut servir de théâtre. Deux jeunes dames qui nous ont reçus nous font visiter et consulter tous les jeux. Après elles nous offrent de jouer un morceau de piano, nous acceptons chaleureusement si bien qu'il arrive que la gaieté règne et chacun chante la sienne mais hélas ces charmantes jeunes dames ne parlent et ne comprennent pas le français. Elles nous jouent au piano l'hymne national des alliés puis il est l'heure de reprendre la direction du bord. En chemin comme nous retournons à bord à pied et comme j'ai encore quelques minutes devant moi, je me paie avec quelques collègues une petite ventrée de boutiques, c'est à dire une partie de lèche vitrine vraiment on se croirait pas dans une colonie. Certains quartiers de Kingston sont si modernes qu'on se croirait dans une de ces belles villes d'Europe. Je fais le change d'une pièce de 5 francs, on me la prend pour trois shillings, c'est le prix du change. Il fait tellement cher vivre ici que je ne reste pas manger à terre, et puis pas moyen de se faire comprendre, surtout moi qui ne connais pas l'anglais. A bord ragoût de bœuf aux fayots rouges, bananes. Ce midi en me rasant, j'ai coupé et rasé mes moustaches. Je les ai d'abord coupées avec le petit ciseau du tailleur, le petit qui fait 30 centimètres de long, puis rasées proprement ensuite. Quelle drôle de binette j'ai avec ça! . C'est tout juste si je ne me fais pas peur quand je me vois dans un miroir. Enfin c'est une crise qui passe, elles repousseront bien. Les hommes désirant faire leurs pâques ont été à terre pour confesser aujourd'hui. Il fait un temps orageux ce soir, il y a passablement d'éclairs dans le ciel. Il fait aussi un temps lourd et pas besoin de l'écrire il n'y a pas moyen de tenir dans les batteries.

Le dimanche 23 avril 1916.

Dimanche de Pâques. Branle-bas à 5 h 15. Les hommes allant communier vont à la 1ère messe, ceux qui vont à la messe ne vont que dans la matinée. De 8 h à 11 h permissionnaires 4ème division. Ce midi, je ne suis plus de plat, j'ai terminé ma semaine ce matin. Nous avons du jambon, ragoût de bœuf aux navets, double ration en vin, concombres tomates à l'huile, riz au lait, jus et cigare. Certainement, cette semaine nous paierons ce bon dîner. Je suis de service aux treuils aujourd'hui. Défense absolue de monter sur le pont et même dans l'entrepont principal en bleu de chauffe, pourtant il ne vient aucun visiteur à bord. Je suis obligé de rester tout l'après-midi dans le faux pont. Un paquebot battant pavillon américain est arrivé hier vers 18 h et il est accosta au même ponton que nous mais de l'autre bord. Ce même paquebot part aujourd'hui du ponton, il a le pavillon de la poste sur son mât à l'étrave et porte en lettres dorées sur sa passerelle son nom c'est "Almirante". De 14 h à 18 h permissionnaires 2ème division. Ce soir ragoût de bœuf fayots, bananes. L'équipage est prévenu qu'il peut ce soir laver à volonté. C'est très facile mais il faut laver à la clarté des étoiles car la lune est cachée ce soir et il n'y a pas de lumière de disposée sur le pont. Enfin il y a de l'eau c'est déjà bien joli. Il fait très chaud ce soir, il y a encore de l'orage dans le temps. Les doudous et camelots n'ont pas cessé de venir à bord depuis que nous sommes arrivés au mouillage, elles font du commerce car leurs fruits sont meilleur marché qu'à la Martinique. Les camelots font aussi des affaires car ils sont mieux assortis que les doudous qui vendent d'autres sortes d'articles à la Martinique.

Le lundi 24 avril 1916.

Branle-bas à 5 h 15. Briquage de bancs et tables après les douches et le jus. Service du dimanche. Permissionnaires 1ère de 8 h à 11 h. Messe à terre pour les volontaires. Ce midi rôti de bœuf fayots rouges. La viande est comme du caoutchouc et les fayots rebondissent presque jusqu'à 1 m 75. Sans se baisser en les lançant par terre, ils rebondissent et nous retombent dans la bouche. Ah! il n'y a pas à dire c'est bien cuit mais c'est tout ce qu'il faut pour "Jean Gouin" plus le marin est mal nourri, mieux il se porte, c'est un proverbe que j'ai entendu souvent mais pas par ceux qui mangent comme le marin des fayots ou quelque chose qui y ressemble. Permissionnaires 3ème division de 14 h à 18 h. Équipe de foot de 14h à 18h. Je vais au refuge des marins avec les collègues où nous avons été samedi. A 16 h rentrée à bord. Tous les tribordais sans distinctions de division sont invités d'aller à la kermesse offerte par l'évêque de Kingston. Plusieurs jeux seront à leur disposition de 16 h à 22 h. La curiosité ne me pousse pas pour y aller, pourtant je suis assez curieux mais je préfère un après-midi de sport. Ce soir ragoût de bœuf fayots rouges, riz prétendu au lait. Le temps s'est rafraîchi ce soir. Il a fait très chaud dans la journée. La tenue de bord était en blanc pour tout le monde encore aujourd'hui.

Le mardi 25 avril 1916.

Ce matin il y a deux branle-bas, un à 4 h pour les hommes du pont et un autre à 5 h pour les mécaniciens et chauffeurs. Il y a tir pour la compagnie de débarquement et c'est pour quoi il y a eu branle-bas à 4 h pour les hommes du pont. Ce midi morue bouillie pommes de terre, bananes et jus. Vers midi il pleut, cela rafraîchit pour une demie-heure le temps et ça ne fait pas de mal car il fait chaud. Les vents sont assez forts et il y a beaucoup de clapotis en rade. Il y a un va et vient continuel de petits transports, un peu plus fort que les remorqueurs, ils font le service de l'île, ils battent dans le pavillon de la Jamaïque, fond bleu avec une croix comme l'anglais, dans le coin en haut. Dans l'après-midi il pleut de nouveau mais cette fois ce n'est pas pour rire, cela dure au moins une heure et demie, et ce n'est plus comme de 11 h à midi, c'est comme si une rivière se déversait au-dessus de notre tête. Les abords de la mer sont tout jaune car l'eau qui est tombée à terre dans sa précipitation entraîne avec elle de la terre du sable et tout ce qu'elle rencontre. Les tentes du bord ne servent plus à rien au bout de 10 minutes de pluie, l'eau les traverse comme la toile d'un filtre. Le soleil réapparaît quand l'eau a cessé de tomber. Ce soir porc bouilli, fayots rouges en salade, nouilles à l'eau. Je reste sur le pont avec les collègues et il se fait tard quand je me couche.

Le mercredi 26 avril 1916.

Je suis réveillé à 3 h. Tout le deuxième quart descend à son poste car il est d'allumage. A 3 h 30 on allume les feux. Le branle-bas s'est fait à 5 h 15. A 7 h 30 appareillage. J'ai le quart de 3 h à 7 h à la machine à glace mais elle ne marche pas ce matin. Tout le temps que le navire a été dans le chenal de Kingston, le personnel machines a d- se tenir dans l'entrepont principal. C'est compréhensible car les hommes du personnel machines ont besoin d'air frais après 4 h de quart dans des lieux qui dépassent quelques fois 45 degrés, ils souffriraient trop si on ne les laissait monter sur le pont se rafraîchir. C'est peut être aussi pour qu'ils ne s'abîment pas les yeux à la contemplation du paysage. Enfin il est 9 h 30 quand le dégagé est sonné ouf! ce n'est pas trop tôt, je ne puis plus résister en bas. Tous les sabords sont fermés au départ. Presque quittant le ponton nous croisons le croiseur "Cytneya" croiseur australien, battant pavillon anglais. Je l'entrevois juste par un hublot en passant, il ressemble beaucoup au "Melbourne" que j'ai vu à Ste Lucie et à la Martinique. Ce midi, bœuf bouilli, pommes de terre en robe, concombres et tomates à l'huile. Nous avons encore du pain anglais ce midi mais il en manque, chaque homme est rationné, il y a des biscuits à la cambuse pour ceux qui n'ont pas assez de pain. Ce n'est pas appétissant pour dîner le biscuit, mais la ration est maigre. Nous n'avons pas eu le temps d'embarquer le pain de terre avant l'appareillage. A 16 h 30 nous ne voyons plus la terre depuis très longtemps, nous croisons un cargo battant pavillon norvégien. Son nom est écrit devant et derrière mais je ne puis le lire car il est trop petit. Nous lui signalons de stopper puis nous l'arraisonnons. Ce soir ragoût de bœuf fayots, bananes. J'ai le quart de 14 h à 17 h à la machine à glace, elle marche cet après-midi. J'ai le quart de minuit à 3 h, mais la machine est stoppée, j'ai nuit franche. Il fait très chaud dans les batteries, je souffre énormément, j'ai des boutons de chaleur partout le corps, on appelle ça des bourbouilles ça démange et ça fait souffrir, avec ça pas moyen de dormir, je transpire énormément.

Le jeudi 27 avril 1916.

Le branle-bas est fait à 6 h, depuis 4 h et demi je suis levé et me balade sur le pont. Je ne puis plus tenir dans mon hamac. La terre est en vue par bâbord depuis le jour. Vers 8 h 30 la terre apparaît des deux bords. C'est l'île de la Gonaives que l'on voit par bâbord, par tribord c'est la partie ouest de l'île St Domingue, nous sommes dans une baie au fond de cette baie se trouve la ville de Port au Prince, c'est le territoire de la république haïtienne. Ce midi rôti de bœuf, fayots rouges, fromage de hollande qui sent, et jus. Ce matin il à été abattu un bœuf. J'ai le quart de 11 h à 14 h, toujours au même poste. A midi 30 nous jetons l'ancre, à midi 45 nous saluons la terre par 21 coups de canon, le pavillon haïtien est hissé en tête de mât d'artimon, ce pavillon est bleu et rouge dans le sens transversal, il y a un rectangle blanc au milieu dans lequel figure une espèce de panoplie ou de trophée. La terre répond à notre salut avec une batterie qui semble être à droite de la ville. A 13 h nous saluons L'Amiral Américain qui se trouve en rade de Port au Prince où nous sommes mouillé. Nous tirons 11 coups de canon pour ce salut. Le pavillon américain est hissé au mât de misaine pendant le salut. Aussitôt terminé le navire Amiral rend le salut. Le pavillon américain est ainsi six bandes rouges transversales et cinq blanches, en haut un rectangle bleu dans lequel figure 36 étoiles blanches. Il pleut vers 14 h 30. Quelques marchands Haïtens viennent le long du bord vendre des souvenirs du pays. Il y a visites officielles à bord. Un canot à vapeur du bord est à l'eau ainsi que la vedette du commandant. Il y a deux navires américains en rade. Les mécaniciens et chauffeurs sont invités de se mettre en bleu de chauffe propre, souliers et casque pour monter sur le pont. Le navire Amiral Américain est peint en blanc et n'est pas bien grand, on croirait un yacht de plaisance. Le deuxième navire est un peu plus grand et peint en gris. La côte à droite de Port au Prince, est plate puis en revenant sur la ville en arrière les montagnes sont très hautes. Toutes les montagnes qui bordent la baie sont habitées, on y voit des maisons partout. La ville est dans le fond de la baie. Elle part du bord de l'eau et monte graduellement jusqu'à la mi-hauteur d'une montagne qui se trouve juste derrière. L'ensemble des maisons est joli. Une église qui doit être la cathédrale est superbe et très haute, elle est située à peu près au milieu et à droite de la ville. Elle possède deux jolies tours sur lesquelles reposent de beaux dômes. Au milieu il y a une porte énorme avec de nombreuses sculptures, au-dessus une sorte de roue à claire-voie, je voudrais bien être un peu plus près, avec la jumelle je vois bien mais ce n'est pas encore bien net. Il y a de nombreux grands bâtiments qui semble beaux. La ville me donne l'attrait d'être jolie, elle est assez étendue. Les marchands qui sont venus le long du bord sont noirs et créoles, ils parlent très bien le français. A 17 h appareillage. La terre des deux bords, par bâbord, l'île de la Gonaivees, par tribord la terre haïtienne. Il y a des feux sur les deux terres, l'orage se fait voir ce soir vers 20 h, il éclaire dur et au-dessus des montagnes d'haïti. Ce soir ragoût de bœuf macaronis et nouilles au four. Ce matin au jus nous avons eu du biscuit, ce midi le pain ne manquait pas à bord. Hier au soir il n'y avait qu'une maigre ration de pain chaud du bord par homme. Je me couche très tard car j'ai le quart de 21 h à minuit et la machine stoppe à 20 h 30.

Le vendredi 28 avril 1916.

Branle-bas à 6 h. La terre est par tribord mais en sommes encore assez loin. Lavage de linge par bordée jusqu'à h. Je ne puis en profiter, pour tout j'en ai besoin mais j'ai le quart de 7 h à 11 h. Nous nous approchons de la terre, la côte est moins haute que celle des îles voisines. A 10 h nous stoppons pour arraisonner un paquebot battant pavillon espagnol puis quand la baleinière est revenue nous repartons. Ce midi singe riz au gras morue bouillie pommes de terre en robe et jus. Je ne sais pas si c'est le singe ou le riz au gras ou la morue qui font office de dessert. A 13 h 45 nous saluons la terre par 21 coups de canon. Le pavillon haïtien est hissé en tête de mât d'artimon. Nous sommes mouillés au large de Cap Haïtien, environ à trois milles d'une pointe où il y a un fort et un phare. La terre ne répond pas au salut. La ville de Cap Haïtien est à plus de cinq milles. Un voilier battant les couleurs françaises rentre dans le port. De ce voilier quelques hommes de l'équipage et le mousse viennent à bord chercher des vivres. Il leur est donné quelques pains et quelques boites de singe. Ces hommes sont brûlés et paraissent fatigués. Je vois bien quelques grandes maisons parmi lesquels il y a des églises mais pour le reste nous sommes trop loin je ne puis rien distinguer, pourtant il fait clair. Le canot à vapeur va à terre avec des officiers. Deux baleinières sont mises à l'eau également et elles vont près de la terre pour sonder les fonds. A 16 h 45 appareillage. Nous laissons la terre par bâbord. Ce soir porc bouilli pommes de terre en robe, confitures de pommes et de pruneaux. J'ai le quart de 17 h à 21 h. Il fait une chaleur étouffante, il n'y a pas moyen de dormir dans les batteries. Je me couche après mon quart.

Le samedi 29 avril 1916.

J'ai le quart de 3 h à 7 h. Dès le jour j'aperçois la terre par bâbord. Il fait un temps superbe, nous n'avons pas eu de vent depuis que nous sommes partis de Kingston, il fait seulement une légère houle de fond, le navire ne bouge pour ainsi dire pas. C'est dommage qu'il fasse si chaud. L'allure a été changée plusieurs fois depuis que nous sommes en route. Ainsi hier, le matin nous marchions 86 tours, l'après-midi 74 et cette nuit 50 trs. Le soleil apparaît à l'horizon à 5 h 40. Il n'y a rien comme d'être en pleine mer pour voir un tableau aussi splendide que donne la nature quand le soleil fait son apparition, aucune peinture ne peut remplacer ce spectacle. Quand il sort des flots, il colore les nuages et reflète dans l'eau, il semble sourire et nous promettre de rayonner toute la journée. Il y a beaucoup de raisin du tropique et les poissons volants ne manquent pas. Un bœuf a été abattu ce matin. Le branle-bas est fait à 6 h. Vers 5h30 j'aperçois un vapeur qui semble faire la même route que nous, je vois que c'est un vapeur par sa fumée mais c'est tout. A 6 h nous tournons d'un quart sur bâbord nous ne nous occupons plus du vapeur qui est devant nous. Nous entrons dans une baie. La terre est des deux bords. A 7 h 15 nous stoppons, un canot à vapeur est mis à la mer et se rend à terre avec des officiers. Il fait un soleil brûlant dès ce matin, on ne peut tenir sous ses rayons. Nous sommes stoppés en face un village qui ne parait pas très grand mais qui semble être entouré de forts car dans plusieurs points de la baie il est facile de remarquer des entourages murés qui ne sont autres que des fortifications. Ce village n'est pas tout à fait au fond de la baie, il est un peu à droite. Au milieu s'élève une église qui me para"t très vieille puis quelques maisons, il y en a peut être plus que je ne puis voir parce que nous sommes en travers du patelin. C'est le Mole St Nicolas qui fait partie de la terre haïtienne. Aussitôt que le vapeur a été près de terre, les habitants ont pavoisé les couleurs françaises. Dans trois endroits différents j'ai pu distinguer les couleurs de notre pavillon. A gauche devant la ville, au centre et un peu plus à droite près de l'église, il semble avoir à cet endroit un sémaphore. La terre est plate mais ne parait être que du roc. Certains endroits sont brûlés par le soleil, c'est même la plus grande partie qui se trouve comme ça. Il vient une petite barque le long du bord, elle est armée par deux indigènes. Ils parlent mais je ne les comprends pas. Ils sont noirs tous les deux et font la pêche. Dans leur barque il y a une friture qui saurait satisfaire mon caprice afin de changer un peu le goût du rata. Je vois aussi quelqu'un sur la plage. A 9 h 30 appareillage. Au moment où nous appareillons je fais involontairement tomber à la mer le casque d'un camarade. J'essaie à plusieurs fois de l'attraper mais en vain il s'écarte du bord puis le navire s'éloigne. Nous laissons la terre par tribord. Ce midi bœuf bouilli pommes de terre, nouilles à l'eau et jus. J'ai le quart de 14 h à 17 h. Ce soir ragoût de bœuf haricots rouges, riz à l'eau. Nous stoppons de 17 h à 20 h. Je me couche sur le pont car je ne puis supporter la chaleur qu'il y a dans les batteries. J'installe mon hamac comme je peux sous un canot sur le pont et je roupille comme un brave toute la nuit sans me faire de bile. Je me réveille vers 4 h le lendemain et me lève à 5 h. Pour une fois j'ai bien dormi.

Le dimanche 30 avril 1916.

Le branle-bas est fait à 6 h. Depuis 5 h je me balade sur le pont, je suis content d'avoir bien dormi. Il est tué un bœuf ce matin. La terre est des deux bords. A 7 h nous stoppons, un canot à vapeur est mis à la mer pour aller visiter un cargo battant pavillon norvégien au mouillage au fond de la baie où nous sommes entés. Ce cargo fait un chargement de bois. La baie où nous sommes se nomme baie de Manazillo. C'est au bout de cette baie que se séparent les territoires Haïtien et Dominicain. La baie appartient à l'île Dominique. Quand le vapeur est de retour nous repartons. La terre n'est pas très haute dans cette contrée. A gauche en entrant dans la baie il se détache de la grande terre un grand nombre de petites îles qui forment une chaîne de terre. Il y en a cinq ou six. En retournant, par bâbord nous voyons un petit patelin sur la côte, nous sommes loin je ne puis rien distinguer, c'est Port Liberté, sur territoire Haïtien. Depuis que nous sommes entrés dans la baie nous avons un bateau en vue. Vers 8 h 30 il est facile à l'œil nu de reconnaître que ce bateau est un 4 mâts. Nous nous dirigeons dessus. Vers 9 h 40 nous croisons ce voilier, nous sommes environ à 2 milles de lui. Les couleurs américaines flottent à son arrière. Il salut en passant, nous lui répondons et ne l'arrêtons pas. Je suis de quart de 11 h à 14 h. Ce midi bœuf rôti fayots rouges, sardines à l'huile et jus. Les sardines ne valent absolument rien, c'est la même marque que celles que nous avons eu dernièrement, c'est une marque américaine. On croirait que ces sardines seraient conservées dans de l'huile de pieds de bœufs. Nous croisons un cargo anglais à 10 h 45 il hisse son numéro en passant près de nous, il est environ 3 milles, il échange aussi des signaux avec nous. Ce cargo est long et à une cheminée. La terre apparaît par tribord vers 11 h. Elle a été toute la matinée en vue soit d'un bord ou de l'autre mais nous en étions loin, maintenant nous sommes plus près. Il fait un temps magnifique, une mer d'huile, presque pas de houle, pas du tout de vent mais il fait chaud. Quand il ne fait pas d'air nous souffrons partout de la chaleur, pourtant les sabords sont ouverts partout. A 15 h nous passons en face Port Planta (St Domingue) par tribord. La ville n'est pas grande mais parait coquette. Il y a quelques bateaux dans le port. Ce soir ragoût de bœuf aux navets, confitures de pommes et de prunes. J'ai le quart de 21 h à minuit mais la machine à glace ne marche pas, nuit franche. Je me couche au même endroit que la nuit dernière mais je n'ai pas eu la même chance car à minuit moins le quart il est tombé un grain de pluie qui m'a fait déguerpir de mon abri et en vitesse, je me suis trouvé menacé d'être noyé dans mon hamac. Je ne suis pas resté longtemps sur le pont mais la pluie tombe tellement fort que je me suis trouvé tout mouillé. Le vent n'était pas très fort mais il se faisait sentir à minuit.

 

 

Date de dernière mise à jour : 14/09/2020

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